Janvier 1896
1er Janvier 1896.
Nous retournons de présenter nos devoirs et nos souhaits de bonne année au général en chef.
Ce matin, il fait un temps superbe et les rues sont très animées. On voit courir les gens de tous les côtés avec des bouquets et des cadeaux consistant en fruits et fleurs, contenus dans des soubiques (paniers en paille), que les femmes portent sur la tête.
C’est la pièce forcée, et il faut se barricader chez soi si on ne veut pas se ruiner. J’ai donné la consigne à mon planton de ne laisser entrer personne dans la cour, car c’est la contagion qui gagne très vite, qu’une pièce distribuée
Il est venu déjà plusieurs orchestres qui ont tous le même sort, c’est-à-dire le renvoi dans toutes les règles. Nos voisines esquissent des sourires et font force saluts avec des « bonjour et bonne année ». C’est à peu près tout ce qu’elle savent dire d’ailleurs, mais elles ne montent pas, et c’est l’essentiel.
Mon officier payeur est venu derrière sa princesse en belle robe et portant un très joli bouquet de roses et de fleurs de grenadiers. Je l’ai remerciée en lui caressant un peu les joues, et elle a paru enchantée.
Puis viennent les plantons, ordonnances, boys, secrétaires, etc.
Il faut y aller de sa piastre.
Quelques officiers sont venus également, bien que j’ai pris les devants hier, en leur adressant mes meilleurs souhaits à tous, par la voie du rapport.
La présentation au général n’a offert aucun intérêt. Cela ressemble à toutes les présentations possibles et imaginables. On se range dans le salon, et après les quelques paroles prononcées par le colonel qui, entre parenthèses, n’a pas été éloquent, le général nous remercie et nous dit qu’il espère que nous serons bientôt remplacés dans le pays, qu’il a demandé la relève complète dans le courant de l’année.
Il nous remercie des services que nous lui avons rendus, et nous lui en avons rendu de sérieux pendant toute la colonne, car sans la Marine, il n’aurait pas pu s’en tirer, probablement.
On aperçoit dans les rues, tous les grands personnages qui vont présenter leurs respects au général en chef.
Nous avons rencontré l’évêque avec tout le clergé en filanzanes, formant une procession assez originale.
Puis les dignitaires du palais, avec leurs femmes en grande toilette.
Je plains le général en chef qui va passer toute la matinée, et peut-être la soirée, à recevoir des visiteurs plus ou moins intéressants.
Dans tous les cas, ce sera amusant de voir défiler les types et les toilettes de tout ce monde endimanché.
Si j’avais pu le prévoir, je serais resté à la résidence pour assister au défilé.
À partir de midi, la pluie a commencé et n’a cessé de tomber. C'était un spectacle assez comique que de voir défiler sous son balcon les officiers allant présenter leurs devoirs et leurs souhaits à la Reine, et au général Voyron.
Entre autres, le cortège du général en chef ne manquait pas d’un certain effet pittoresque.
Il est passé sur la place d’ Andohalo au moment où un grain très fort s’est mis à tomber. Il était en filanzane, précédé de Ratsimihaba, et suivi de son officier d’ordonnance ; sa pèlerine en caoutchouc ne le protégeait qu’imparfaitement et il faisait une drôle de tête avec son casque ruisselant, le crêpe blanc pendant lamentablement sur les épaules et la tête basse.
Ce spectacle était des plus comiques, et je m’en suis réjoui bien que ce fût méchant de se réjouir de pareilles misères.
Un passe-temps de gens qui s’ennuient était également de voir glisser les gens sur l’argile, et surtout d’entendre crier tous en chœur les curieux perchés sur les terrasses.
Ce cri est inimitable et ressemble beaucoup au « Och » des Allemands.
On dirait que tous les individus présents obéissent à un signal pour pousser ce cri guttural, à la grande confusion de la victime de l’accident.
Pendant toute la soirée, le défilé n’a pas cessé.
Le soir, il pleuvait à torrent et il ne m’est pas venu un seul instant à l’idée d’aller à la réception du général en chef, et il est probable que ceux qui auront fait comme moi sont nombreux.
Tananarive, le 2 Janvier 1896.
Ma chère mignonne,
Nous sommes toujours dans l’attente du courrier, et il n’est pas encore signalé.
Il paraît qu’il est retenu sur les rives du Mangoro qui est considérablement grossi, et dont le courant est tellement fort qu’aucune pirogue ne peut le traverser.
Le courrier est donc parti, le 1er Janvier, sans que nous puissions répondre aux lettres de France, et c’est bien contrariant, car les lettres, dans ce cas, n’ont plus le même charme pour vous.
Quel triste jour de l’an nous avons passé ; il a plu pendant toute la soirée et je n'ai pas eu le courage d’aller faire un tour à la résidence générale le soir, pour la réception du général en chef.
Le matin, nous avons, selon la mode des biffins, étés présentés au général.
Il nous a dit entre autres choses, qu’il avait demandé au ministre à ce que nous soyons tous relevés le plus tôt possible.
Cela nous a fait un sensible plaisir, au moins à une grande partie d’entre nous.
Je n’ai plus aucun espoir de rentrer en France avant le mois d’Avril, et d’ailleurs, maintenant, le voyage de Tamatave est loin d’être facile. Il pleut constamment, les rivières sont débordées et par comble de bonheur, les Fahavalos (pirates) remuent, et se mettent à piller les convois.
Ils prétendent ne pas en vouloir aux Français qui ont battu les Hovas, ce dont ils sont contents, mais seulement à ces derniers.
Le fait est que, jusqu’ici, ils n’ont pas beaucoup inquiété les Européens et ils ne se sont attaqués qu’aux indigènes.
Ils trouveront peut-être que le pillage des bagages vaut la peine qu’on se dérange, et ils se livreront à cette industrie si on les laisse faire.
Nous n’avons pas encore reçu nos bagages, et l’administration qui doit nous les faire monter de Tamatave préfère nous en priver, et faire monter des marchandises diverses. Nous ne pourrons plus cependant rester dans cet état de dénuement, car nos effets qui nous ont servi pendant toute la colonne sont en loques, et nous avons l’air de misérables.
D’autre part, les tailleurs sont chers dans la capitale hova et si on achète des effets confectionnés provenant de Manille, on les paye trois fois leur valeur. C’est désolant.
Nous avons pris à trois ou quatre, une résolution énergique, et nous avons envoyé des bourjanes à Tamatave pour nous rapporter le strict nécessaire.
Cela arrivera-t-il jamais ? Au petit bonheur la chance.
Et cela nous coûtera 50 Fr. par tête.
Il est vrai que nous espérons que l'administration n'aura pas l’audace de nous laisser débourser entièrement cette somme, et qu’elle nous remboursera en partie, mais il ne faut pas trop compter là-dessus.
Je me porte toujours très bien et je continue à me soigner.
Je suis mieux installé, et si tu voyais la chambre qui me sert du bureau, tu serais ébahie de son arrangement, et cependant le tout ne m’a pas coûté très cher.
J'ai acheté une superbe chaise longue pliante 10 Fr., au marché hier. Tu liras avec intérêt mon journal n° 28.
Je te charge d’embrasser tout le monde. Garde pour toi et nos chères mignonnes, mes plus grosses caresses.
Émile.
2 Janvier. Jeudi.
J'ai eu des nouvelles de la réception. Il paraît qu’il y avait peu de monde, mais cependant assez pour que le général ne se formalise pas. J’ai admiré le courage de ces chers camarades.
Nous attendons toujours le courrier avec impatience, et il n’arrive toujours pas. Cela commence à devenir fastidieux, et ce manque de nouvelles est certainement une des souffrances morales les plus atroces.
3 Janvier. Vendredi.
Je prends possession de la chambre du Docteur Trabaud, et je suis allé au marché pour acheter les rabans et les nattes, pour la meubler. Ce matin on a lavé le parquet, et je le ferai cirer ce soir.
Le marché était très animé, on avait de la peine à circuler. Nous avons vu des pêches mûres, au milieu d’autres absolument vertes.
Elles sont excellentes et ressemblent beaucoup, comme goût et saveur, à celles de France.
Il est bien regrettable que les indigènes les cueillent aussi vertes. Le raisin est aussi abondant au marché. Il est de belle apparence, mais le goût laisse à désirer.
On dirait que l’on mange de la violette, mais la pulpe est dure et forme corps, de sorte qu'on l’avale d’un trait. Ce n’est pas encore notre bon raisin de France.
Les prix des différents objets fabriqués dans le pays, tels que nattes, rabans, etc. ont considérablement augmenté.
Surtout depuis que le général en chef et son état-major font leurs achats de départ. Malgré tout, j’ai pu acheter mes objets à assez bon prix.
J’ai reçu une note du colonel, confidentielle, recommandant de prendre des précautions afin d’éviter toute surprise de la part des Hovas, si toutefois ils avaient envie de tenter quelque coup de main contre la garnison, ce qui est peu probable, étant donné le courage que nous leur connaissons.
Dans tous les cas, des précautions vont être prises dans mes cantonnements.
Il paraît que des gens mal intentionnés, et ce sont probablement des missionnaires anglais, racontent aux Hovas que nous sommes des gens féroces, et que nous ne rêvons que plaies et bosses.
Ils avaient fait courir le bruit que le jour de l’an, nous serions tous ivres, et que nous tomberions sur la population.
Les Hovas peu éclairés sont pris de frayeur à tous ces racontars, mais ils finiront bien, en nous voyant à l’œuvre, par revenir sur ces craintes chimériques.
Il est regrettable que cet élément anglais prédomine ici, car il fait le plus grand tort à notre influence.
On a fait courir le bruit que M. Laroche, le nouveau résident général, serait protestant, ainsi que son chef de bureau.
Ce serait l’acte le plus impolitique que le gouvernement puisse faire que d’envoyer ici un protestant.
Ce serait désavouer la politique de nos missionnaires, et ce sont cependant des auxiliaires des plus précieux pour nous. Aussi, espérons-nous que ce sont là de simples racontars.
4 Janvier. Samedi.
Mon bureau a été aménagé aujourd’hui, et cela fait une pièce très confortable où je me trouve très bien.
Cela me permet, en outre, d’aérer pendant toute la journée, longuement, ma chambre à coucher.
Hier, j’ai fait couper menu le fonjozoro de ma paillasse et celui de mon oreiller, et je suis bien mieux couché.
Peu à peu, je m'installe plus confortablement. Demain, je ferai laver le parquet de ma chambre et cirer de manière à avoir tout mon logement très propre, et surtout à pouvoir le faire entretenir plus facilement. Je prends la semaine.
Toujours pas de courrier. Nous avons envoyé des bourjanes à Tamatave pour nous porter nos bagages les plus indispensables.
Cela nous coûtera 25 Fr. par bourjane et il en faut au moins deux, soit une dépense de 50 Fr., mais nous imaginons de nous faire rembourser par l'administration au moins une partie de la dépense.
Il paraît que l’administration ne pourra pas nous faire remonter nos bagages avant deux mois au moins, à cause de la nécessité de faire d’abord transporter les vivres qui sont en dépôt à Tamatave.
5 Janvier. Dimanche.
Hier matin, l’évêque a célébré un service funèbre, pour les militaires morts pendant la campagne. L’église était très bien décorée et l'affluence était nombreuse. Rien à signaler de saillant. On s’attendait à ce que l’évêque y prononce un petit discours, il n’en a rien fait.
Aujourd’hui, j’ai fait bouleverser toute ma chambre pour la faire laver et savonner, car elle en a grand besoin. Je la ferai ensuite cirer comme mon bureau, et j’aurai ainsi un logement très présentable.
Je suis allé voir le lieutenant-colonel Geil. Il m’a parlé de la colonne Ganeval.
Il paraît qu'on la maintient jusqu’après l’arrivée du résident général. Mais ce n'est pas du goût, ni de Ganeval, ni surtout de ses hommes qui sont navrés de rester si longtemps dehors.
Il y a eu même deux cas de suicide, coup sur coup, que Ganeval met au compte de l’alcoolisme mais qui, d’après le colonel Geil, seraient dus surtout aux mauvais traitements que subissent les hommes.
Nous avons causé de l’arrivée du résident. Que fera-t-il ? Personne ne peut le prévoir. Ce sont des essais dans les résidences coloniales. Il paraît qu’il est protestant, ainsi que son chef de cabinet ; ce qui paraît être aussi impolitique que possible, la religion protestante étant celle des Anglais, qui sont nos pires ennemis ici : j’ai appris d'ailleurs, incidemment, que le colonel Geil était également protestant.
En sortant de chez le colonel, je suis allé chez le commandant Lalubin, à Tsarasaotra. J'ai trouvé le docteur Fortoul qui jardinait.
J’ai été émerveillé des progrès faits par toutes les plantes par ce temps d’humidité constante et de chaleur douce et voilée ; c’est extraordinaire, et rien ne peut en donner une idée dans nos climats tempérés.
Il paraît que les Anglais font des avances pour attirer les officiers logeant dans leur voisinage, et Lalubin a reçu des propositions de plusieurs gentlemen, proposant de lui apprendre l'anglais s’il voulait, en échange, leur apprendre le français.
D’autre part, le lieutenant-colonel Borbal-Combret m’a dit ce matin qu’une dame anglaise lui avait écrit, en lui disant qu’elle avait appris qu’il était protestant, et qu’elle serait heureuse de faire sa connaissance.
En même temps, elle lui demandait s’il n’avait pas des hommes de cette religion qui pourraient venir à l’office à Faravohitra. C’est du prosélytisme dans toutes ses règles.
Il faut être anglais, et surtout anglaise, pour agir avec ce sans-gêne.
Nous considérons cela comme une occasion pour nous d’apprendre l’anglais, ou de nous perfectionner dans cette langue, et nous répondrons peut-être à ses avances.
Je ne serais pas fâché de compléter mes connaissances dans cette langue.
Ce soir, pendant que nous dînions, j’ai reçu une note du colonel m’apprenant que la Reine se rendrait demain au temple d’Ampahibé, et que les postes lui rendraient les honneurs au passage. J’ai donné les ordres en conséquence.
Je crois que mon ordonnance, le jeune Antony, a dû faire la fête aujourd’hui avec le camarade Dauphin qui a touché sa prime de 600 Fr. d’engagement hier. Il n’a pas paru de la soirée, et a laissé toute ma chambre en désordre.
6 Janvier. Lundi.
Ce matin, j’ai fait cirer ma chambre. Je suis allé promener au palais, et j’ai trouvé dans la chambre de l’adjudant Huet, parmi des livres mis de côté, un cours de topographie militaire anglais, un code international dans la même langue, et un dictionnaire anglais-malgache dont la reliure est très belle. J'ai pris ces trois ouvrages qui s’abîmaient dans l’humidité, et que les rats commençaient à manger.


Chez moi, les souris me rongent les reliures en maroquin.
Il paraît que le courrier n'arrivera pas encore de sitôt. On a reçu seulement le Trésor.
Les sœurs sont arrivées également au milieu d’une grande affluence de peuple. Elles vont loger au sommet de la place d’Andohalo, où étaient les aides de camp du général Voyron.
La plate-forme sur laquelle est construite la maison était blanche de lambas de femmes et de jeunes filles, qui ont entonné des cantiques à l’arrivée des sœurs. C’était très touchant.
Peu après, la foule se précipitait du côté du palais de la Reine, au-devant du cortège qui descendait à Ampahibé.
J’étais chez le colonel Bouguié pour le rapport, et nous avons assisté au défilé de sa terrasse. Les dames d’honneur étaient en toilettes superbes.
Un incident a failli surgir qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses.
Au moment où le cortège arrivait à notre hauteur, un kabyle qui conduisait deux mulets chargés de barils pleins d’eau, et qui laissait ses animaux marcher librement devant lui, n’a pas eu l’idée de les garer.
Le premier s’est jeté dans le cortège, et y a produit un certain désarroi.
Les belles dames étaient bousculées, et l'une d’elle a même failli être renversée. Il a fallu que nous intervenions pour que cette brute de kabyle prenne ses mulets et les gare.
À son passage, la Reine a eu un très gracieux sourire pour nous, lorsque nous l’avons saluée.
Elle avait une fort belle toilette de ville en satin mauve, rehaussée avec des choux de rubans agrémentés de dorures.
Sa coiffure, comme toujours, se composait d’un diadème avec une plume blanche au-dessus.
Son filanzane est très beau et paraît surtout confortable.
Bien que j’ai vu ce spectacle du cortège royal plusieurs fois déjà, j’y trouve toujours quelque chose de curieux.
Aujourd’hui, au rapport de la place, on nous avertit que les porteurs d’eau pour la Reine et ses blanchisseuses seront à l’avenir, précédés par deux soldats armés de la sagaie. C'était un antique usage, supprimé, depuis notre arrivée, que le général en chef, dans sa galanterie, a rétabli pour plaire à sa gracieuse majesté.
La dame protestante a également fait parler d’elle au rapport. Le général en chef, ne sachant comment nous rendre ridicules, demande pour cette dame, officiellement, l’état nominatif des officiers et hommes de troupe de religion protestante, pour le remettre à cette dame qui offre à ceux qui le désirent d’assister à l’office à Faravohitra.
Voilà où en est rendu notre brave général en chef ! ! !
Malheur à lui, si quelque fumiste de journaliste français vient à tomber sur cette page du rapport.
Ce serait du joli, et je vois Rochefort dans « l’Intransigeant », racontant ce petit incident qui ne manquerait pas d'avoir un certain succès.
Nous avons enfin mangé, aujourd’hui, des raisins et des pêches mûrs. J’avoue que cela me réconcilie avec tous ces fruits que nous avons trouvés tout simplement excellents, surtout les raisins, avec leur petit goût de violette des plus agréables.
Ce qui plaide en faveur de la culture du raisin, c’est que les grains mûrissent bien tous également, tandis que dans les autres colonies, on ne peut jamais arriver à avoir une grappe mûre à point, la moitié des grains étant verts.
Nous commençons tous à en avoir assez de ce retard dans l’arrivée du courrier, et c’est un chorus de malédictions contre la Poste et le temps, etc.
Nous recevrons peut-être les deux courriers en même temps. J'avoue que j’attends le courrier qui doit arriver le 9 Janvier à Tamatave avec une certaine impatience, car il pourrait nous apporter des nouvelles de nos propositions pour lesquelles nous commençons à perdre espoir.
Tananarive, le 8 Janvier 1896.
Ma chérie,
je t’envoie deux traites de 200 Fr. chacune ,dont je te prie de m’accuser réception par retour du courrier, afin que je sache à quoi m’en tenir à leur sujet.
Mets toujours dans ton avis de réception, le numéro de la lettre et les numéros des traites.
Voici mon plan de bataille pour la rentrée :
J’aurai un an de départ de France, au 18 Avril 1896.
Par suite, le 19 du même mois, j’ai droit, si la campagne de guerre est maintenue, à deux campagnes de plus, soit une augmentation de 100 Fr. par an pour la retraite.
Il suffit pour cela que je rentre en France après le 18 Avril.
Je vais donc m’arranger pour partir à la fin Mars de Tananarive.
Cela me fera encore deux mois et demi à passer dans cet affreux pays.
Depuis quelques jours, il pleut constamment et je t’assure qu’il ne fait pas chaud.
J’ai même presque froid.
Je ne sais pas ce qu’on peut appeler ici l’été, et que doit être l’hiver ?
Je me plais beaucoup dans mon petit logement, maintenant qu'il est bien propre.
J’ai mes deux pièces, bureau et chambre qui se font vis-à-vis, et la salle à manger à côté, de sorte que j’ai toutes les commodités sous la main.
Décidément, les rabanes à raies multicolores font très bien comme rideaux,
et j’ai l’intention d’en apporter assez en France pour tapisser toute une pièce avec ; ce qui serait très original.
Ce n’est pas cher : une rabane de 4 m de long et de 0,60 m de large coûte de 18 à 20 sous.
Quant aux nattes, c’est bien regrettable que les moyens de transport soient aussi coûteux, car j’en apporterais une certaine quantité. Elles sont à très bon marché et fort jolies.
Pour 12 à 15 sous, on a une grande natte avec dessins.
Les meubles sont également bon marché, et faits avec du bois très beau et fort.
J’ai une très jolie chaise longue dépliante qui m'a coûté 10 Fr.
La vie en famille serait assez facile ici, à condition de vivre sur les produits du pays, principalement.
Ma santé est toujours bonne et j’espère bien rentrer parfaitement bien portant.
Je te charge de mes amitiés pour tous, et garde pour toi et les petites
mes plus grosses caresses.
Émile.
N° 29
12 Janvier 1896. Dimanche.
Ce matin, tout le monde est en l’air.
On a annoncé en effet l’arrivée du fameux télégramme, portant la bonne nouvelle des décorations et nominations à l’occasion du 1er Janvier.
Personne ne l’a encore vu mais il est arrivé, et tout les intéressés bâtissent des châteaux en Espagne.
Pour mon compte personnel, je ne me monte pas l’imagination à l’avance
et j’attends patiemment les événements.
Au retour de la messe, Hitar, qui passe sous le balcon, s’écrie avec joie que tout est accordé, promotions et mises au tableau.
J’ai peine à y croire et je ne m’en réjouis pas, car j’ai été trop souvent la dupe de ces nouvelles prématurées qui réservent quelquefois d’amères désillusions.
Le temps n'est pas beau, et je reste chez moi.
Le soir, je reçois plusieurs visites des officiers de l’état-major qui font leurs adieux.
J’ai ainsi des nouvelles plus précises.
Les croix demandées sont toutes accordées pour la Guerre et pour la Marine, et le télégramme contient les noms de tous les heureux, mais pour les promotions et mises au tableau, il n’est question que de celles de la Guerre, rien pour la Marine.
Il fallait s'y attendre. D’ailleurs, il paraît que la Marine, ou plutôt nos généraux ne seraient pas disposés du tout à donner suite à toutes les propositions faites par le général Duchesne.
Il n’y a rien pour le général Voyron, ce qui semblerait indiquer qu’on veut faire quelque chose pour lui.
13 Janvier. Lundi.
Nous avons enfin reçu le courrier de France que nous attendions depuis si longtemps. J’ai plusieurs lettres qui me comblent de joie, car je vois que toute ma famille est en parfaite santé.
En outre, ces lettres répondent aux premières lettres parties de Tananarive et par suite, la correspondance est maintenant régulièrement établie, ce qui est un point important.
Je n’ai pas encore reçu de journaux.
14 Janvier. Mardi.
Le Docteur Trabaud a couché chez nous et dîné hier soir. Il est parti, ce matin pour France.
C’est un bon camarade et un ami qui nous quitte, et que je regrette bien sincèrement pour ma part. Il se porte mieux, et il est probable que le climat de la France le rétablira rapidement.
Je lui ai confié un petit paquet contenant des dentelles et trois petites broches en argent représentant des filanzanes.
15 Janvier. Mercredi.
On nous annonce l’arrivée du résident général pour demain et le général en chef fera ses adieux.
Tananarive, 16 Janvier 1896.
Ma chère Angèle,
Nous voilà au milieu de Janvier, et je commence à sentir approcher le moment du départ.
Encore deux mois et demi à passer ici au maximum, car j’espère bien pouvoir me faire relever le plus tôt possible, dès que j’aurai mon année faite.
Trabaud est parti avant-hier pour embarquer à Tamatave. Il est à peu près bien portant, et je t’assure que j’envie son sort.
Il m’a promis d’aller te voir avec sa femme à Sainte-Maxime. Je pense que cela te fera plaisir, car il te donnera des nouvelles fraîches de moi, et te renseignera sur notre manière de vivre à Tananarive.
Ma santé est toujours très bonne, et je n’attends qu'une occasion pour partir.
Nous attendons aujourd’hui le fameux résident général, et le général en chef partira probablement demain.
Aujourd’hui, il nous reçoit pour nous faire ses adieux.
Je ne sais s’il sera aussi éloquent qu’à la réception du 1er Janvier.
Nous avons reçu dimanche dernier, la dépêche des nominations dans la Légion d’honneur pour la Guerre et la Marine et les promotions et mises au tableau pour la Guerre, mais rien pour la Marine.
Nous commençons tous à désespérer, et il y a de quoi. Nos généraux ne se conduisent pas réellement très bien.
Lorsqu’on sait ce qui a été fait pour la Guerre, et ce que l'on fait pour nous, il y a de quoi être découragé.
D’autant plus, que sans la brigade de la Marine, l’expédition n’aurait jamais réussi, et le général Duchesne devrait insister auprès de nos généraux pour qu'ils fassent ce qu’ils doivent pour nous.
J’ai reçu une lettre de Victorine, dans laquelle elle me raconte l'arrivée des frusques de Roquebrune.
Elle se plaint amèrement des procédés de ta sœur à notre égard, mais y est-elle pour quelque chose ?
Dans tous les cas cela ne m’empêche pas de dormir.
Tu as à payer l’assurance sur la vie, 2e échéance.
J’espère que nous la paierons encore longtemps en bonne santé.
J’avais réclamé à tous les échos le jeune De Vaudreuil, mais il était introuvable.
Il y a un tel désordre dans l'administration des corps de la Guerre surtout, qu’il n’est pas facile d’obtenir un renseignement et j’avais bien supposé qu’il était rentré en France, malade ou convalescent.
J’espère que sa santé se rétablira rapidement, car la fièvre paludéenne disparaît très bien sous un autre climat sain.
Mes amitiés à tous.
Je t’envoie par Trabaud (par l’intermédiaire de Lapeyre), une petite boîte avec les quelques échantillons des travaux des Hovas ; tu me diras si cela t’a plu, car j’en achèterai d’autres avant de partir.
Embrasse bien fort nos mignonnes. Je te dévore de caresses.
Émile.
16 Janvier. Jeudi.
Ce matin, à 9h25, réunion de tout le corps d’officiers à la résidence générale, pour être présentés au général Duchesne.
Nous tenions à peine dans le grand salon. Le général Voyron a présenté les officiers, et comme toujours, il a été très bref et peu éloquent.
Le général en chef nous a remerciés du concours dévoué que nous lui avons prêté pendant toute la colonne, et de la sympathie que nous lui avons témoignée.
Il nous a promis son appui en France, en nous disant que nous pourrions nous adresser à lui, et qu'il userait de son influence pour nous faire obtenir ce que nous demanderions. Il se rappellerait toujours les camarades de Madagascar.
L’arrivée du résident général est annoncée pour 2 ou 3 heures du soir. On lui rendra les honneurs dus à un général en chef.
Les troupes seront échelonnées sur le trajet, chaque compagnie en face de son cantonnement. Les autres troupes restent chez elles.
À 2 heures, un officier d’ordonnance à cheval avec brassard tricolore, apparaît sur la place d’Andohalo, suivi d’un cavalier.
Il se rend vraisemblablement à la résidence générale.
Les troupes commencent à se placer, et vers 2h30 on entend les clairons qui sonnent « Aux Champs ».
Peu de curieux dans les rues et sur la place d’Andohalo,
peu d’enthousiasme, surtout.
En débouchant sur la place, le résident général, qui est à cheval, prend le trot.
Les clairons sonnent, et les troupes présentent les armes. Il passe très vite, mais laisse l’impression d’un bon cavalier.
Il est suivi par des cavaliers, officiers de l’état-major du général en chef et de sa maison militaire, et notables, en filanzanes.
En somme, peu d’émotion dans la foule, et cortège piteux ne produisant aucun effet. Je suis certain que les Hovas s’attendaient à mieux, et qu’ils ont été désillusionnés.
La foule ne s'écoule pas et peu de temps après, un mouvement se produit et apparaît le cortège d’une noce de gens distingués.
Les femmes d’abord, en belles toilettes, robes de soie de couleurs variées et lambas de même étoffe blanche, puis la mariée dans la toilette classique blanche, avec fleurs d’oranger et grand voile.
Derrière, le fiancé en habit très court, suivi lui-même de la vieille anglaise obligée dans toutes les cérémonies. Elle doit remplir l’office d’institutrice,
de coiffeuse, etc.
Puis le cortège des hommes en habit. La foule forme la haie sur le passage du cortège qui paraît se diriger vers le palais de la Reine.
D’ailleurs, passent successivement les membres de la société anglaise, ce qui prouve que c’est un mariage des plus sélects.
La foule parait plus impressionnée à la vue de ce cortège, qu’à celle du cortège du résident général.
17 Janvier. Vendredi.
Ce soir, nous avons joui d’un spectacle peu ordinaire.
Vers 2 heures, la foule commençait à se rassembler sur la place et sur les talus et les escaliers, attendant le cortège du général en chef et du résident général se rendant au palais.
Bientôt on aperçoit, sortant des ruelles et débouchant sur la place, des officiers hovas en grande tenue. Jamais spectacle aussi ébouriffant.
Ces tenues étaient invraisemblables, et rappellent ceux de l’armée de Soulouque.
La fantaisie la plus dévergondée ne peut donner qu’une faible idée de l’amour du panache dont sont possédés ces braves gens.
Costumes d’amiral, de général de toutes les nations, chapeaux et casquettes de toutes les formes et plumets multicolores. Tout était au vent.
Je me demande où ces braves gens ont pu dénicher de pareilles défroques et tout cela flambant neuf.
Les seuls présentables étaient ceux qui avaient de simples costumes d’artilleurs, les cadets de la Reine.
J’ai surtout bien ri de la déconfiture d’un superbe capitaine de vaisseau, venu à cheval chercher notre voisin, le 13e honneur Ratsimihaba.
Il était superbe de majesté, et saluait avec un chic étonnant ses compatriotes qui s’inclinaient et se découvraient sur son passage, en poussant leur mugissement traditionnel qui veut dire « Bonjour maître ».
Quelques soldats effarés le saluaient également, et il fallait voir avec quel air de protection, il rendait le salut.
Arrivé devant l’escalier, ou plutôt la rampe qui conduit chez Ratsimihaba, le dit capitaine de vaisseau a mis pied-à-terre, et comme il était un peu épais et lourd, et que personne ne pesait sur l'étrier de droite, la selle a tourné, et mon bonhomme a failli rouler dans la poussière ; ce qui n’aurait pas été brillant pour un personnage de cette importance.
Peu après, Ratsimihaba sort avec lui. Il est tout reluisant de dorures. Il porte, très élégamment d’ailleurs, une tenue de chef d’escadron d’artillerie avec le képi français, surmonté d’un plumet de saint-cyrien. Il n’est pas trop ridicule.
Les uniformes de plus en plus grotesques se croisent sur la place.
Un bonhomme apparaît avec un énorme chapeau à claque, surmonté de plumes. Il est tout petit et se trouve empêtré avec un énorme sabre qui, à chaque pas, menace de le faire trébucher.
C’est la mascarade. Tous ces gens-là sont bien mieux en costume national ou même en habit, qu’ils portent bien et sans être ridicules.
Puis c’est le tour des dames d’honneur qui sont en toilettes resplendissantes.
Le défilé dure près de deux heures à notre grande satisfaction, car nous nous ennuyons tellement que tout est distraction pour nous.
À 4 heures, la foule s'agite et se précipite pour former la haie, et voir de plus près à son passage, le résident général.
Les deux officiers hovas, le capitaine de vaisseau et Ratsimihaba, à cheval, précèdent le cortège, puis vient le général en chef, suivi lui-même du résident général qui a revêtu un superbe habit tout doré et reluisant comme un soleil.
Il produit évidemment un très grand effet sur les Hovas. Derrière, suivent le capitaine du génie, l’officier de cuirassiers, et le lieutenant d’Infanterie de Marine, officier d’ordonnance du résident, puis l’officier d’ordonnance du général en chef.
Les officiers attachés à la personne du résident général ont des épaulettes, et font l'admiration de la foule. Le chef de cabinet, seul civil en habit qui se trouve dans le cortège, a un air très piteux sur son filanzane, et certainement les Hovas doivent le prendre pour un pauvre diable de domestique.
18 Janvier. Samedi.
Ce matin, nous sommes tous allés à la résidence générale pour saluer une dernière fois le général Duchesne qui partait à 7 heures du matin.
Le général est venu au milieu de nous et a prononcé quelques paroles d’adieu.
Puis le général De Torcy s’est avancé, et a serré la main à presque tous les officiers, en disant un mot aimable à chacun. C'est toujours le même homme, poli et fin, véritable homme de cœur.
À 7 heures, le Général Duchesne et sa suite quittaient la résidence en filanzanes. En traversant nos rangs, le général avait l’air un peu ému et cela se comprend, car en somme, il doit tout à ces officiers qui étaient là pour le saluer, et qui se sont sacrifiés sans marchander leur peine pour faire réussir cette grande entreprise.
Peu après, le résident général à cheval et suivi de ses officiers d’ordonnance est sorti pour accompagner le général.
C’est un homme très élégant à cheval, qui paraît encore jeune et qui a l’air militaire.
D’ailleurs, il paraît affectionner particulièrement la tenue, et il était revêtu d’un dolman cachou, avec boutons d’ordonnance, et portait la croix de la Légion d’honneur. Il monte très bien à cheval, quoique ancien marin.
19 Janvier. Dimanche.
Enfin, la grosse question que tout le monde se posait, viendra-t-il à la messe ou n’y viendra-t-il pas ? est résolue.
Le résident, suivi du général Voyron, de son chef de cabinet et d’un officier d’ordonnance, est venu à la messe.
Il portait un dolman de général, avec la grand-croix du Nicham, la croix de chevalier de la Légion d’honneur et un autre ordre quelconque.
Le général Voyron le conduisait, et a voulu lui faire prendre place au fauteuil de droite, mais il s’est mis dans le premier venu.
Pour la circonstance, nous avons avalé un sermon en malgache d’une longueur exagérée, et je doute fort que cela ait beaucoup amusé M. Laroche, à moins que la nouveauté du fait ait pu l’intéresser.
Ces messieurs, en qualité de coloniaux de fraîche date, avaient commis l’imprudence de sortir en képi, et il faisait très chaud.
N°30
En sortant de la messe, j’ai appris par la voie du rapport que le général Voyron, nommé commandant des troupes d’occupations de Madagascar, avait délégué ses pouvoirs de capitaine d'armes au colonel Bouguié, et que j’étais nommé major de la garnison.
Ce sera une occupation de plus pour moi dans la matinée et, surtout une responsabilité assez sérieuse, car tout le service de la place reposera
sur moi ; le colonel ne devant pas vraisemblablement s’en occuper beaucoup.
Heureusement, j’ai parmi les adjudants de garnison, mon capitaine
adjudant-major, M. Lamolle, qui est un officier très sérieux, qui est très au courant du service et qui me rendra, par suite, la tâche très facile.
Il paraît que le général Voyron a reçu quelques lettres d’amis contradictoires. Dans les unes, on le félicite de sa prochaine nomination au grade de divisionnaire, dans d’autres, on le félicite pour sa prochaine promotion au grade de grand-croix de la Légion d’honneur.
Il en résulte qu'il est très perplexe, et que l’inquiétude commence à le gagner. Tout le monde s’accorde pour dire qu'il sera très bien, politiquement parlant, avec le résident général et qu’il fera tout ce que celui-ci voudra, pour obtenir ses bonnes grâces.
Une de ses préoccupations, qui d’ailleurs est assez pénible, c’est de savoir s’il sera appelé du titre de général commandant-en-chef ou simplement de commandant des troupes du corps d’occupation.
Nous avons eu, ce soir, un orage assez violent avec pluies torrentielles.
Nous en avions grand besoin, car il ne pleuvait pas depuis plusieurs jours.
20 Janvier. Lundi.
J’ai pris, ce matin, mes fonctions de major de garnison. J’ai fait une visite au colonel Pognard des tirailleurs algériens, qui m’a précédé dans ces fonctions.
Il m’a donné de nombreux renseignements qui me seront très utiles pour mon service.
J'ai visité les travaux exécutés au palais du premier ministre, et j’y ai trouvé le chef de mission, directeur du génie, qui m’a appris que l'on allait probablement transformer le réfectoire des hommes en prison militaire. C’est là une idée bizarre et qui, je l’espère, sera combattue par le colonel. Les réfectoires seraient installés sous la véranda du rez-de-chaussée.
D'après ce que m'a apprit l'adjudant Huet, il paraît que le télégramme annonçant les décorations et promotions de la Guerre aurait été en partie tronqué, et que plusieurs noms mal transmis ou douteux ne seraient communiqués qu'après confirmation par le ministère ; ce qui demandera quelque temps.
J’espère que Huet se trouvera parmi ces derniers, car je tiendrai beaucoup à ce qu’il fût médaillé.
Nos bourjanes, envoyés à Tamatave pour y prendre nos bagages ne sont pas encore rentrés, et nous commençons à avoir quelque inquiétude à ce sujet, car il paraît qu'on les réquisitionne tous, à leur arrivée à Tamatave, pour les transports de l’administration.
Ceux que Borbal-Combret et les officiers du 1er bataillon ont envoyés depuis cinq semaines ne sont pas encore arrivés.
En ce moment, les raisins et les pêches sont mûrs et excellents.
Il est certain qu’on pourrait en tirer parti, tout au moins de la vigne, et qu’en ajoutant du sucre au moût, on ferait du vin très potable.
On va essayer de récolter assez de blé pour assurer la fourniture du corps d’occupation. On en récolte du très bon dans le Betsileo, et on va encourager les essais.
On a fait du pain excellent avec des échantillons de ce froment. On va d’ailleurs installer un moulin, et on a demandé à cet effet, des ouvriers meuniers sachant rhabiller les meules.
Le courrier de France est enfin arrivé, et j’ai reçu une lettre, ce soir. Mais elle est du 3 Décembre, c’est dire qu’elle a manqué le dernier courrier. Toujours de bonnes nouvelles, et cela ne fait qu’augmenter mon désir de rentrer en France.
Pas de journaux et aucune nouvelle des propositions, aussi les intéressés commencent-ils à perdre tout espoir.
21 Janvier. Mardi.
Ce matin, a eu lieu la présentation du corps d’officiers au résident général.
C'est le général Voyron qui nous a présentés. Il a dit quelques paroles très sensées et de circonstance, qui n'étaient pas banales.
Il a assuré le résident général du dévouement des officiers, et lui a dit qu'il pouvait compter sur l’intelligence, la science, et le cœur de tous, pour tous les travaux et les missions qu’il voudrait bien leur confier.
Le résident général a répondu par un véritable discours improvisé, où se trouvaient évidemment bien des lieux communs qu’on ne saurait éviter en pareille circonstance, mais en résumé, il a produit bonne impression.
Il a commencé par nous apprendre que tout était à faire dans ce pays, c’est l’éternelle chanson de tous ceux qui prennent une charge coloniale.
Il a rappelé son passé militaire, en disant qu’il appartient à une ancienne famille de militaires, qu’il a lui-même porté l’épaulette et que, par suite,
il appartenait à la grande famille et que les liens entre lui et nous, ne pouvaient que se resserrer de plus en plus.
Il a parlé de têtes dans le même bonnet, et de main dans la main, etc. etc., mais ce qui nous a surtout frappé, c’est le passage de son discours dans lequel il nous annonce que la besogne ne manquera pas pour nous tous, et que nous aurons des efforts très grands à fournir, et des dures privations à supporter. C’est réjouissant !
Toutefois, à titre de consolation, il ajoute que si nous fatiguons et si nous souffrons, il partagera nos fatigues et nos souffrances.
Cela veut-il dire qu’il vivra de la vie des camps ? J’en doute.
J’ai reçu encore deux lettres ce soir : l’une de Sainte-Maxime et l’autre de Cannes.
22 Janvier. Mercredi.
J’ai causé longuement ce matin avec le colonel, qui m’a fait part de quelques nouvelles recueillies hier, à la résidence générale.
Il paraît que de graves événements se préparent. Le traité de paix aurait subi des modifications importantes qui ne verront le jour que prudemment, et en leur temps : on voudrait en arriver sans transition brusque à l’annexion pure et simple, tout en conservant à la Reine, un semblant d’autorité.
Mais une nouvelle qui est encore plus grave est celle de la suppression de l’esclavage dans un avenir plus ou moins proche.
Ce serait là une mesure qui aurait un effet inappréciable sur les classes dirigeantes et sur la bourgeoisie.
Ce serait ruiner ces deux classes, et jeter sur le pavé une masse d’individus incapables de gagner leur vie.
On se méprend étrangement, en France, sur le caractère de l’esclavage en Emyrne : l’esclave est un domestique qui est traité avec douceur et qui fait presque partie de la famille. C'est non seulement un objet de luxe pour les gens riches, mais en même temps d’utilité.
L’esclave fait tous les ouvrages d’intérieur, et cultive les champs, mais c’est rare qu’il soit soumis à des travaux pénibles et exagérés, et surtout qu’il soit maltraité.
Il est assez fréquent de rencontrer dans la rue, un maître suivi de ses esclaves qui cause et rit avec eux.
Quelques vieux esclaves sont considérés absolument comme membres de la famille.
L’abolition de l’esclavage est la ruine du pays, et sera peut-être l’origine d’un soulèvement.
Dans tous les cas, il faudra procéder avec la plus grande prudence pour appliquer cette mesure impolitique.
Il paraît que le général Duchesne, en apprenant ces graves nouvelles, en avait conçu des craintes sérieuses qu’il n’avait pas dissimulées au départ, et il aurait même câblé qu’il ne répondait pas de la situation, à moins de renforcer les troupes, et de porter leur effectif à 15.000 hommes au moins.
Nous devenons, en effet, responsables de tous les soulèvements qui se produiront dans le pays, et nous pouvons avoir à faire de plusieurs côtés à la fois.
Je m’explique maintenant les paroles pessimistes du résident général à la réception d’hier, et je comprends qu’il puisse être soucieux.
Le colonel est comme moi, et il lui tarde de pouvoir partir ; surtout devant un avenir aussi menaçant.
Où nous conduirons nos idées philanthropiques ?
Le général Voyron a enfin pris le titre de général commandant en chef des troupes de Madagascar, d’accord avec le résident général. Il en est tout heureux. Aussi, depuis aujourd’hui, un grand mât a été planté sur la porte de sa demeure, au sommet duquel flotte un pavillon français. Comme la vanité reprend toujours ses droits chez tous les hommes !
On m’a raconté quelques superstitions des indigènes qui méritent d’être racontées.
Les Malgaches croient à la transformation des êtres, et s’imaginent que leurs ancêtres revivent sous forme d’animaux divers.
Ainsi, les Sakalaves du Boeny croient que les caïmans sont leurs ancêtres, aussi les entourent-t-ils d’une certaine vénération, ou tout au moins, ces derniers leur inspirent-ils une crainte superstitieuse.
Ils se gardent bien de les détruire et ils pullulent à l’abri de cette vénération et infestent les cours d’eau et marais du Boeny.
Toutefois, lorsqu’un caïman s’est permis de déjeuner avec un Sakalave, toute la tribu à laquelle la victime appartient se rend au bord du fleuve, et adjure le coupable de se montrer. Celui-ci se garde bien, devant le vacarme de ses descendants hommes, de se montrer et se tient coi dans la vase ou sous l’eau.
Alors les Salkalaves, malins, jettent à la rivière une ligne armée d’un gros hameçon garni de viande, et se retirent. Le lendemain matin, ils reviennent et trouvent invariablement le coupable pris à la ligne.
Ils le tirent aussitôt à terre, et là, le couvrent de malédictions et de coups, et le traînent jusqu’au village de la tribu où il est mis à mort en grande pompe.
Mais revirement immédiat, toute la tribu se lamente aussitôt de la perte de l’un de ses ancêtres et prend le deuil.
Ici ce sont les chiens, paraît-il, qui renferment l’âme des ancêtres, et on les laisse tranquilles dans les rues et sur les places publiques, où ils vivent en grand nombre et dans une liberté absolue.
Aussi, la nuit, les gens paisibles sont-ils souvent réveillés par leurs concerts et leurs hurlements lamentables.
Depuis quelques jours, nous buvons tous de la petite bière, fabriquée par les Jésuites.
C’est une boisson assez agréable dont nous nous trouvons très bien. Moi-même, j’ai quitté provisoirement le thé, et j’essaie de m’habituer à cette boisson hygiénique.
23 Janvier. Jeudi.
J'ai visité, ce matin, la prison militaire, si on peut appeler prison une agréable case en terre surmontée d’un chaume.
Elle est située sur la hauteur qui ferme la place d’Andohalo au Nord, derrière la cathédrale anglicane, et pour s’y rendre, il faut suivre une série de ruelles étroites et d’escaliers infects où deux hommes peuvent à peine se croiser.
Devant la porte, se trouve un tirailleur algérien en faction. Il a la clé dans sa poche et m’ouvre la porte extérieure qui tient par la force du raisonnement, car il suffirait d’une légère poussée pour l’enfoncer.
On pénètre dans un petit vestibule, grand comme la main, à gauche duquel se trouve la cellule des messieurs, ou mieux des militaires.
En face, un escalier en terre en ruines et raide comme une échelle, conduit au premier étage où se trouvent les convoyeurs kabyles.
Je me fais ouvrir la cellule du bas et je suis frappé de la température élevée de cette pièce, et surtout de l’odeur suffocante qu’on y respire.
Dans un espace de 2 m de côté se trouvent trois soldats, dont le sergent Collard, cassé dernièrement, et un tirailleur indigène qui s'était évadé et qu’on a repris.
Les malheureux ne sortent jamais de ce taudis, et dépérissent à vue d’œil.
Il paraît, en outre, qu’ils sont exploités d’une façon ignoble, et cela probablement par le factionnaire lui-même qui doit leur vendre toutes sortes de choses.
Plus haut, le spectacle n’en est pas plus réjouissant.
Cinq ou six kabyles sont les uns sur les autres, dans une toute petite pièce mal éclairée et mal aérée, sous la paillote.
Il paraît que nous sommes menacés de manquer de farine si les transports ne se font pas plus facilement ; ce sera complet après le manque de vin et même de tafia.
Enfin, il faut être philosophe, et nous mangerons du riz comme nous l’avons déjà fait en arrivant ici. Après tout, c’est une nourriture hygiénique et qui en vaut bien une autre et, pour mon compte personnel, je ne m’en trouvais pas mal du tout.
Mon camarade, le sous-intendant Huguin, est venu me prendre ce soir pour aller faire une visite au général Voyron.
Il y avait au moins un mois que je ne l’avais vu. Il nous a reçu avec un véritable plaisir et je dirais même avec joie, et nous a gardé près d’une heure.
Nous avons causé de bien des choses.
Il nous a parlé des études du lieutenant-colonel du génie (M. Marmier) pour retrouver l’ancienne route directe de Tamatave (route de Radama).
Il paraît qu'il a parfaitement réussi et que la route est relativement bonne, et tout au moins, qu’elle vaut la route actuelle par Andevoranto.
Le colonel esquisse même un projet de chemin de fer, et se lance dans des considérations qui font sourire le général, surtout lorsqu’il parle de tunnel.
Le général a l’intention de faire faire un sentier muletier. Il est indiscutable qu’il rendrait d’immenses services, car nous ne serions plus à la merci des bourjanes qu'il devient de plus en plus difficile de recruter, et nous pourrions transporter beaucoup plus avec des mulets.
La route de Radama était abandonnée depuis longtemps, et il paraît même que les Hovas la dissimulaient soigneusement aux Européens, afin de rendre leur capitale plus inaccessible par la route d’Andevoranto.
(Cette route (nommée Radama du nom du roi Radama 1er qui rêgna sur Madagascar de 1810 à 1828), apparaît sur les cartes dressées par Cantat et Maistre en 1890. Elle a depuis lors pratiquement disparu)

Carte de Madagascar - 1894 - Service géographique de l'armée - Gallica.bnf.fr
Il est temps qu’on se décide à quelque chose, car actuellement tout est en souffrance à Tamatave : vivres, bagages, etc.
Si cet état de choses continue, nos hommes seront nus à l’approche de l’hiver, et nous aurons alors de nombreux cas de maladies, ayant pour cause le froid et les intempéries.
Déjà, il est un peu tard pour remédier complètement à cet état de choses et nous n’éviterons pas de graves misères. D’ailleurs, la construction même d’un sentier muletier demandera au moins trois mois.
Nous avons demandé au général son avis sur le nouveau résident général.
Il le trouve charmant, et il espère faire de grandes choses avec lui. Toujours la même histoire qui commence bien et finit mal.
Que l’on se rappelle les débuts du séjour de Lanessan au Tonkin : combien les temps furent changés plus tard. L’avenir se chargera de confirmer ces prévisions optimistes.
Une nouvelle qui nous a fort surpris, c’est que le résident est bien protestant et s’il est allé à la messe, c’est dans un but politique.
Quelle monstruosité de la part du gouvernement d’avoir envoyé ici un représentant protestant. Les Anglais doivent en tirer un très grand profit au détriment de la cause française, et de l’influence des Jésuites. Les Hovas sont complètement désorientés, et ils ne savent à quel saint se vouer.
On leur dit d’une part (les pères français), que la France est catholique et le gouvernement de la République leur dit le contraire, en envoyant pour le représenter un protestant.
Aussi, une orientation nouvelle s’est produite, et les Hovas de marque qui se sentaient un penchant prononcé pour le catholicisme depuis la conquête, évoluent en sens inverse maintenant.
Il paraîtrait même que la Reine aurait fait entrevoir sa conversion prochaine, mais que ces idées sont bien changées aujourd’hui.
Toujours des sottises dans ce pauvre pays de France ! !
Le secrétaire général de la résidence générale doit arriver prochainement, c’est un protestant, tous protestants ! Il paraît même qu'il déteste les militaires.
Lamolle m’a même dit qu'on attendait sous peu des personnages touchant de près au résident qui ne seraient pas la fine fleur de pois.
Mais alors, que deviendrait la fameuse formule du résident général, ou plutôt sa profession de foi exposée aux officiers le jour de la réception :
« Messieurs, nous nous efforcerons de faire de ce pays une colonie propre. Nous n’admettrons pas ces soi-disant Français qui ne sont que de vulgaires rastaquouères ».
Dieu le préserve que ses paroles soient colportées en France par quelque journal malintentionné, car il passerait un mauvais quart d’heure.
En attendant, le résident général joue au soldat, et il rencontre de la part du général une très grande, peut-être une trop grande, bienveillance.
Il doit aller, dit-on, visiter le commandant Ganeval. C’est le commencement de la mise en pratique de son programme (le partage de nos fatigues).
Nous avons causé également avec le général Voyron de sa proposition pour divisionnaire. Il est très affecté de voir qu’on ne fait rien pour lui. Mais ce qui paraît cependant être de bon augure, c’est qu’on ne l’a pas nommé grand officier de la Légion d’honneur.
Cela semble faire espérer qu’on pense à le nommer divisionnaire, car on ne peut pas le laisser sans récompense.
Il paraît que le général Duchemin fait tout ce qu’il peut pour lui passer devant, et Madame Duchemin s’y emploie activement, d’après ce que nous a dit le général.
Une question qui préoccupe également beaucoup le général Voyron, c’est celle de son titre officiel.
Est-il ou n’est-il pas commandant en chef des troupes de Madagascar ? Grosse question qui, paraît-il, n’est pas résolue nettement.
Une entente tacite entre le général et le résident lui laisse porter le titre de général en chef.
Le général Voyron a paru très heureux de notre visite et il nous en a remerciés très chaleureusement. C’est encore le plus sympathique de tous nos chefs, et s’il est bourru quelquefois, il est bon au fond.
Il désire partir, lui aussi, mais il faudrait pouvoir attendre la vacance de Toulon, dont le poste est occupé actuellement par le général Dodds.
24 Janvier. Vendredi.
Toujours pas de nouvelles de nos bourjanes, et nous commençons à avoir quelques inquiétudes sur le sort de nos bagages. Nous craignons que les bourjanes aient été pris par l’administration, pour transporter les bagages du résident général.
25 Janvier. Samedi.
Il paraît que la route de Tamatave n’est pas encore très sûre, et le lieutenant-colonel Gonard a fort à faire de ce côté.
Borbal-Combret m’a appris que le capitaine Freystatter avait fait fusiller
40 rebelles et un sous-lieutenant, 20.
On va encore en passer d'autres par les armes. Cela refroidira probablement leur ardeur, mais il est à craindre que tous ces gens-là ne finissent par devenir enragés, surtout s’il y a dans le nombre des innocents, ce qui est très possible.
On vient encore une fois de modifier la marche des courriers, c’est à ne plus rien y comprendre.
26 Janvier. Dimanche.
Je n’ai pu aller à la messe, ayant été occupé toute la matinée par le rapport.
Le résident général est parti, paraît-il, vendredi, et il ne rentrera que demain. Il évitera ainsi la messe.
27 Janvier. Lundi.
J'ai enfin reçu une lettre du commandant Delimoges, m'annonçant que les bourjanes sont arrivés à Tamatave le 14. Il a retrouvé tous nos bagages, et il va faire des petites caisses soudées.
Étant donné que les bourjanes ont mis 10 jours pour descendre, il faut bien compter de 15 à 18 jours pour le retour. Nous ne les aurons donc pas avant le courant Février.
Tananarive, le 30 Janvier 1896.
Ma chère petite femme,
Encore un mois qui passe ; cela me rapproche de vous, et je commencerai bientôt à compter les jours.
Nous sommes en pleine saison des pluies et dévorés par les puces. C’est une véritable plaie. Tu ne peux te figurer la quantité de ces animaux qui se trouvent dans les maisons.
On est dévoré nuit et jour. On a beau faire nettoyer, rien n’y fait. Nous n’avons encore rien pour les propositions pour le grade. On a accordé la croix mais rien pour nous.
Nous ne comptons plus sur rien, et c’est tout de même fort de léser ainsi tout un corps d’officiers.
Si le tableau se fait, et qu’il paraisse avant ma rentrée, télégraphie moi :
Destelle Tananarive, avec le numéro simplement que j’occupe sur le nouveau tableau, si j’y figure, mais je n’ai même pas cet espoir.
Je vais faire tout ce que je pourrai pour partir le 28 Mars de Tananarive, et arriver en France le 30 Avril, ou au plus tard, le 28 Avril pour arriver le 30 Mai.
À moins que je ne prenne un affrété, car il est probable qu'on va en envoyer pour rapatrier les troupes.
Ma santé est toujours bonne. Je me suis mis à boire de la bière légère, fabriquée par les missionnaires.
Elle me réussit très bien, et mon estomac la supporte.
Je pense que Trabaud ira te voir avec sa femme. Il te donnera de mes nouvelles.
Je t’envoie en même temps la suite de mon journal n° 31.
Je vais, par le prochain courrier, t’envoyer 400 Fr. encore.
Je ne t’avais pas appris la mort de ce pauvre Coulouvrat, craignant de te faire de la peine.
Je ne l’ai apprise que très tard, et je ne sais pas comment il a fini.
Quand je l’ai laissé en arrière, il était bien fatigué et l’anémie surtout, l’avait gagné. Il était tout enflé, et tu sais comment il était impossible de le faire se soigner.
Il disait toujours qu’il allait très bien.
Cela m'a fait beaucoup de peine, car j’étais très attaché à lui.
Embrasse tout le monde pour moi, et en particulier nos fillettes.
Je t’envoie mes plus gros baisers.
Émile.